Nous publions ici un discours prononcé par un militant de la Grève du Climat (Jura), lors de la manifestation du 4 septembre dernier à Delémont.
En anglais, on appelle ça un «tipping point». En mathématiques, c’est un point d’inflexion. Autrement un point critique, un point de non-retour. Il semblerait que ce soit en train d’arriver à la calotte polaire arctique. Selon une étude scientifique récemment publiée, il serait déjà trop tard pour empêcher la fonte complète de la calotte, même si on arrêtait net toutes les émissions de gaz à effet de serre. Que cette étude se confirme ou non, il est scientifiquement établi que nous sommes sur le point de franchir des points de rupture dans le système climatique, ce qui veut dire que notre monde pourrait devenir méconnaissable dans les années à venir. Pensez aux feux de forêt toujours plus intenses aux quatre coins du monde, ou encore à la fonte du permafrost.
Tout ceci est dû à un modèle de société, à un mode de production, à un système économique, politique et social que nous devons absolument changer. Pourtant, face à cette urgence absolue (dont les scientifiques nous alertent depuis 50 ans), nos autorités ne proposent pas la moindre politique cohérente. Tous les plans climat, toutes les législation environnementales ne sont que des micro-mesures inconséquentes, voire contre-productives.
Prenons l’exemple de la Loi sur le CO2, actuellement en cours de finalisation au niveau fédéral. Cette Loi est censée établir les politiques de la Suisse en termes de climat pour les 10 ans à venir. Or, non seulement ces objectifs sont largement insuffisants, mais en plus les politiques climatiques impacteront en premier lieu les catégories de personnes qui sont les moins responsables de ce qui est en train de se passer. La place financière suisse et les multinationales seront totalement épargnées et pourront continuer leur sale business comme bon leur semble.
Il y a pire. La Loi prévoit de recourir à des technologies à émissions négatives, c’est-à-dire des procédés techniques supposés retirer le CO2 de l’atmosphère. Aucune de ces technologie n’est à ce jour au point. Et si on veut les déployer à large échelle, il y aura de grandes conséquences environnementales et sociales. Nous ne disons pas qu’il faut stopper toute recherche dans ce domaine. Mais n’est-il pas plus sage de cesser au plus vite d’émettre des gaz à effet de serre ?
Le souci, c’est que les multinationales et la place financière suisse n’ont pas la moindre intention de renoncer à leurs profits. Tout ce qui compte, c’est accumuler du capital, tout ce qui compte, c’est rémunérer grassement les actionnaires, tout ce qui compte, c’est écraser la concurrence pour éviter de se faire manger à son tour. Résultat ? Des objectifs de profits à court terme mettent en danger l’humanité à moyen et à long terme. Voilà le vrai visage du capitalisme.
Et pendant ce temps, on nous fait la morale comme quoi ce sont aux individus de faire des efforts. Qu’on n’a qu’à acheter «bio» et local. Qu’il suffira d’installer des panneaux solaires sur les toits et d’acheter des voitures électriques. Mais que font les politiques ? Où est l’argent ? Où sont les fonds pour rénover les bâtiments ? Où sont les fonds qui permettraient de redonner de la dignité au métier d’agriculteur/rice, tellement précieux et pourtant tellement méprisé ? Où sont les plans de reconversion qui permettraient d’offrir un futur digne et des emplois aux salarié.e.s du secteur aérien, déjà fortement impacté.e.s par la crise du covid et menacé.e.s de licenciement ? Ou est l’argent pour la santé, pour les hôpitaux publics, dont on a vu qu’ils étaient si essentiels en ces temps de crise sanitaire ? Et enfin : où sont les lois pour décréter la sortie des énergies fossiles et la fin les investissements dans ce secteur ?
On culpabilise les employé.e.s, les salarié.e.s, M. et Mme tout le monde qui n’a d’autre choix que de faire des kilomètres en voiture chaque matin pour se rendre au travail. Au même moment, la place financière Suisse, de par ses investissement, génère 22x plus de CO2 que toute la population du pays. Crédit Suisse, UBS, la Banque nationale suisse, mais aussi les banques cantonales, les caisses de pension : toutes financent l’exploitation du pétrole, du charbon et du gaz, pour creuser des mines qui engloutissent des régions entières, construire des puits ou des pipelines qui détruisent le territoire des peuples indigènes, empoisonnent les sources d’eau, polluent à n’en plus finir, mettent en danger la civilisation humaine.
Allons-nous vraiment cautionner cela, par notre inaction, par notre passivité ? Au risque de nous réveiller dans quelques décennies dans une Suisse sans glaciers, au climat aride, dans un monde ou des milliards de personnes se mettront à migrer en quête d’un pays plus hospitalier que le leur. Dans une Europe où la dictature se sera petit à petit imposée, pour contrôler les révoltes populaires, que dirons-nous aux plus jeunes ? Que nous n’avons pas eu le courage de nous mobiliser alors qu’il était encore temps ?
On nous accuse parfois d’être négatif-ve-s, pessimistes, de manquer d’espoir. Mais si l’espoir consiste à nier les faits, à faire semblant de croire que tout ira bien et que «le marché» finira par nous sauver, effectivement, nous n’avons pas besoin de cet espoir-là. L’espoir véritable, il est dans cette révolte qui gronde doucement, un peu partout, au quatre coins du monde.
C’est maintenant qu’il faut se rebeller, c’est maintenant qu’il faut construire, c’est maintenant qu’il faut se soulever ! Nous avons la chance de pouvoir manifester librement. Nous avons la liberté d’expression. Nous avons des droits. Ces droits ne sont pas sorti de la bonté des classes dirigeantes : ils ont été conquis, arrachés, par des révoltes passées, par des manifestations de masse, par des grèves, par des révolutions. Honorons ces droits, utilisons-les au maximum, afin de ne jamais les perdre.
Mais plus encore que faire honneur aux droits existants, nous devons en conquérir de nouveaux. À commencer par le droit à un futur digne pour toutes et tous. Nous devons nous mobiliser pour que la les termes de « justice climatique » et de « justice sociale » ne soient pas des expressions creuses, mais qu’elles se matérialisent en politiques concrètes. Pour conquérir ces droits nouveaux, nous devrons sans doute nous confronter davantage aux pouvoirs en place. Il y a de multiples façons de le faire. La grève, l’arrêt du travail, en est une. Bloquer la machine et reprendre le contrôle de l’économie et de la production.
Mais avant toute chose, il faudra renforcer le tissu social. Construire un mouvement populaire large et inclusif. C’est pourquoi nous appelons à la convergence des luttes, avec la grève féministe, avec le mouvement Black Lives Matter, avec les syndicats. Nous voulons également impulser des assemblées populaires dans les villages et les quartiers, afin de renforcer la démocratie à tous les niveaux de la société, pour bâtir une écologie sociale et solidaire !
Nous sommes probablement sur le point d’atteindre des points de basculement au niveau climatique. C’est désormais à nous, le mouvement pour le climat et la justice sociale, de franchir des points de basculement, et de cesser de subir ce système qui nous conduit à notre perte.