Le piège du capitalisme vert

Le piège du capitalisme vert

Traduit de l’espagnol, cet article d’Ernesto H. Vidal nous semble fournir des éclairages pertinents pour les débats actuels autour des politiques climatiques, notamment en ce qui concerne la Loi sur le CO2. Tout comme l’auteur, nous pensons qu’il est crucial de détruire le mythe du capitalisme vert pour commencer à faire des pas en avant dans la lutte contre le dérèglement climatique.

Marcus Licinius Crassus était l’homme le plus riche de la Rome antique. Sa fortune était telle que, quand il mourut au combat en Asie Mineure, la rumeur courut, parmi les citoyens de la République, que ses ennemis l’avaient tué en lui faisant boire de l’or fondu pour étancher sa soif de richesses. Durant sa vie, Crassus avait usé de son pouvoir et de son influence pour accroître son patrimoine de façon indécente. Un des moyens employés fut de créer le premier corps de pompiers de l’histoire, profitant des fréquents incendies qui touchaient les bâtiments de la capitale. Mais ce corps de pompiers fonctionnait de manière bien différente que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Quand un incendie se déclarait, la troupe se rendait sur les lieux du sinistre et exigeait du propriétaire de l’immeuble de vendre celui-ci à Crassus pour une somme ridicule s’il voulait que les flammes soient combattues. Plus le feu gagnait en importance, plus le prix baissait.

Plus de 2’000 ans ont passés et ce qui brûle aujourd’hui est la planète entière. Les premières décades du XXIe siècle auront été témoins de la disparition quasi totale de la calotte glacière Arctique et de records de température extrêmes battus d’années en années. Comme les pompiers de Crassus, un groupe d’entreprises promet désormais de réparer le désastre, à condition d’être payées. Mais ce qui les différencie des hommes de Crassus, c’est que ceux qui aujourd’hui offrent leurs services pour éteindre les flammes sont ceux-là même qui ont provoqué l’incendie.

Durant des décennies, les grandes compagnies énergétiques ont nié la réalité du changement climatique anthropique. Mais elles n’ont pas hésité à donner milliards pour corrompre des politiciens – pardon, faire du lobbying – afin de bloquer des lois environnementales, saboter la moindre avancée susceptible de menacer leur hégémonie sur le secteur et utiliser les médias qui leur appartenaient pour semer le doute et la méfiance. Mais aujourd’hui, face à une crise climatique sans précédent, la réalité du réchauffement global est devenue indéniable pour toutes et tous, à l’exception des plus fanatiques. L’opinion publique étant finalement consciente de l’ampleur du problème, une bonne partie de ces entreprises qui, durant des décennies, l’ont nié ou minimisé se peignent maintenant d’un vernis d’écologie, en adoptant un discours sur la «responsabilité partagée», en déclarant que tout le monde doit apporter sa pierre à l’édifice. Par «tout le monde», elles se réfèrent, bien sûr, aux citoyens, sous la forme de subventions publiques pour que leurs entreprises revoient à la baisse leurs niveaux d’émissions.

Il y a un aspect non seulement cynique, mais carrément obscène dans le discours sur la «responsabilité partagée». Personne ne peut nier que nos habitudes de vie provoquent des émissions de gaz à effet de serre ; nous pouvons et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour réduire notre impact écologique. Mais il est aussi tout aussi indéniable que les grandes entreprises du secteur de l’énergie et les personnes les plus riches sont les principaux responsables de cette crise. Seules 100 entreprises sont responsables du 70% des émissions [1], et le 10% des foyers avec les plus hauts revenus génèrent plusieurs fois plus d’émissions par personne que les 50% des foyers avec les plus bas revenus [2].

Émissions de CO2 par personne au sein des foyers. Source: OXFAM

Mais le discours a commencé à prendre dans la population, et on voit comment, par exemple dans les pays européens, les impôts sur les véhicules diesel sont augmentés, alors que dans un même temps des milliards d’euros d’argent public subventionnent les entreprises qui les fabriquent. On voit comment, alors que les foyers européens ne sont responsables que de 25% de l’ensemble des émissions (et ceci inclus l’énergie qu’ils utilisent) [3], ils payent 49% des impôts environnementaux [4]. Ceci n’est pas de la responsabilité partagée : c’est entrer dans un restaurant, se faire servir un homard pendant que l’autre boit un café crème, puis vouloir que l’addition soit divisée en deux. C’est une chose de prendre conscience de l’impact de nos actions et de notre style de vie sur les écosystèmes et de se responsabiliser ; c’en est une autre de payer pour les excès de ceux qui, alors qu’ils auraient pu éviter le désastre, n’ont pas daigné le faire.

Les partisans du capitalisme, fanatiques, assurent que seul le libre marché peut apporter une solution à tous nos problèmes, y compris celui-ci. Ce qui est certain, c’est que les entreprises énergétiques connaissaient l’ampleur de la tragédie qui menace depuis les années 80, et qu’ils n’ont rien fait. Aucune main invisible n’est descendue du ciel pour que les entreprises commencent à limiter leurs émissions et entreprennent la transition vers des sources d’énergie renouvelables et non polluantes. Bien au contraire, elles ont appuyé à fond sur l’accélérateur de la pollution. Depuis la rédaction du protocole de Kyoto, aux alentours de 1997, on a produit plus de 50 % des émissions anthropiques de CO2 de l’histoire humaine [5]. Si, en 1987, 81% de toute l’énergie du monde provenait des combustibles fossiles, trente ans plus tard, ce pourcentage est de … 81% [6]. Pendant ce même laps de temps, les quatre plus grandes sociétés d’énergie ont amassé des bénéfices supérieurs à 2’000 milliards de dollars [7]. Et maintenant, elles s’apprêtent à exiger des subventions pour changer leur modèle énergétique. Et ce n’est pas tout : certaines s’en vantent tout en tirant à boulets rouges sur les habitudes de consommation des citoyen.ne.s.

Le coût qu’entraînerait l’arrêt de l’émission de la majorité des gaz à effet de serre est élevé. On estime que passer à un modèle énergétique où les énergies renouvelables couvriraient 80% des besoins coûterait quelque 15’000 milliards de dollars. Au total, la facture pour les ramener à zéro net pourrait se monter à 50’000 milliards de dollars, selon une étude de Morgan Stanley [8]. Cela paraît une somme incroyable, mais ce n’est rien comparé à ce que cela coûterait si on ne faisait rien. Selon une étude publiée dans la revue Nature [9], réduire les émissions pour atteindre l’objectif des Accords de Paris, soit garder la température entre 1,5 et 2°C supérieure aux niveaux préindustriels représenterait un coût, d’aujourd’hui à 2100, de plus de 600’000 milliards de dollars, mais ne rien faire (bussiness as usual) entraînerait un coût allant jusqu’à 2’197’000 milliards. Pour se faire une idée, le PIB mondial est d’un peu plus de 87’000 milliards.

La question à se poser aujourd’hui n’est pas de savoir s’il faut payer ce montant pour régler un dommage, mais de qui doit le payer. Les grandes entreprises n’auront aucun scrupule à utiliser leur influence pour se présenter comme la seule bouée de sauvetage possible face à la catastrophe, nous parlant comme si seul le secteur privé pouvait entreprendre la dure tâche de la transition énergétique. Là oui, elles utilisent le discours de la « responsabilité individuelle » pour que les États les arrosent d’argent sous forme de subventions publiques, et par-dessus le marché, nous devrions les remercier de sauver la planète. C’est insultant.

Ceux qui se sont couverts d’or en détruisant la planète sont ceux qui doivent payer la facture pour réparer ce qui peut encore l’être. Et ils ont l’argent pour le faire. Selon le rapport sur la Richesse Globale du Crédit Suisse, 0,6% des plus riches de la planète amassent quasiment le 45% de toutes les richesses [10]. Presque 160 billions de dollars. Bien assez pour atteindre les objectifs proposés sans cesser d’être les plus riches. Et s’ils ne veulent pas, qui sait, il est peut-être temps que les États reprennent une fois pour toutes les rênes et nationalisent les entreprises polluantes, obligent ceux qui ont le plus à payer leurs impôts et créent une alternative à ce capitalisme sauvage qui ne se contente plus de menacer nos modes de vie, mais bien notre existence-même. C’est littéralement une question de vie ou de mort.

Je souhaiterais pouvoir être optimiste. J’aimerais croire qu’une telle alternative est possible. Mais j’ai très peur que nous retombions une énième fois dans le piège d’un capitalisme peint en vert mais, mais dont le cœur reste noir comme du charbon.

Ernesto H. Vidal, 24.07.2020.

Sources:

[1] https://www.sciencealert.com/these-100-companies-are-to-blame-for-71-of-the-world-s-greenhouse-gas-emissions
[2] https://www.theguardian.com/environment/2015/dec/02/worlds-richest-10-produce-half-of-global-carbon-emissions-says-oxfam
[3] https://climatepolicyinfohub.eu/household-contribution-buildings-carbon-footprint
[4] https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/pdfscache/5085.pdf
[5] https://twitter.com/neilrkaye/status/1129347990777413632
[6] https://www.axios.com/why-climate-change-is-so-hard-to-tackle-our-stubborn-energy-system-6c8fc596-3c47-477a-82aa-cd00f063c9a0.html
[7] https://www.theguardian.com/business/2020/feb/12/revealed-big-oil-profits-since-1990-total-nearly-2tn-bp-shell-chevron-exxon
[8] https://www.forbes.com/sites/sergeiklebnikov/2019/10/24/stopping-global-warming-will-cost-50-trillion-morgan-stanley-report/
[9] https://www.nature.com/articles/s41467-019-09863-x
[10] https://www.credit-suisse.com/about-us/en/reports-research/global-wealth-report.html

Article traduit par nos soins. Texte original: https://ctxt.es/es/20200701/Politica/32927/Ernesto-H-Vidal-trampa-capitalismo-verde-crisis-ecologica-contaminacion-Kyoto.htm

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